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mardi 17 août 2010

Le feuilleton du Hang'art, par Béatrice Nodé-Langlois

La suite !



« Hier », à Berlin


épisode 3

(Rappel des épisodes précédents : après avoir choisi d’errer au hasard dans le métro et un quartier turc de Berlin, la narratrice découvre où elle veut aller)

Je décide d’aller au Musée Juif.

Pourquoi la visite de ce musée - qui n’a rien d’une errance hors des circuits balisés par les guides - se présente-t-elle soudain à moi comme le premier pas que je dois faire dans l’ici et maintenant de Berlin ?

Les raisons ne manquent pas. Mais celle qui me détermine est

sans doute d’avoir passé neuf mois, l’année dernière, à écrire avec un ami ex-déporté, Henri B., un manuscrit sur sa déportation que mon co-auteur a arrêté la veille du jour où Plon nous envoyait un contrat.

Une chose du moins est claire : après avoir eu envie de flotter, d’errer et de flairer, je ne pense plus qu’à trouver le musée inspiré à Daniel Libeskind par la volonté hitlérienne d’exterminer les Juifs...

Je recommence par perdre beaucoup de temps à construire mon itinéraire sur le plan. Puis à le chercher pour de vrai dans les rues et les avenues. À le rater... me tromper... revenir sur mes pas... retourner à mon point de départ... tourner autour de lui... le quitter presque au hasard pour tomber enfin sur le lieu que je cherche à atteindre – et, tout aussitôt, m’y reperdre, vu que le Musée Juif semble conçu pour qu’on s’y perde. Ou, plus précisément, pour rendre sensible la perte brutale de repères, et donner la sensation, beaucoup plus que la sensation, le choc d’un bouleversement physique et mental.

L’ensemble est très neuf, très blanc, et parfaitement clair, mais tout y est légèrement oblique - le sol, les murs et les couloirs. Aucun angle n’est droit. Tous sont plus ou moins aigus ou obtus.

Plutôt que dans un musée, il me semble marcher dans une énorme sculpture éclatée, de la taille d’un bâtiment. C’est à la fois rigoureux et aberrant. Consistant et instable. Ou, dit autrement, instable avec consistance... On y fait, m’a-t-il semblé, l’expérience d’une « décontenance » permanente.

La murette sur laquelle je m’assieds se trouve inclinée vers l’avant de sorte qu’elle tend à m’évincer. 49 colonnes à pans coupés sont devant moi, couronnées d’oliviers. Ces colonnes sont tellement serrées les unes contre les autres que, comme dans une forêt trop dense, ou dans une foule trop serrée, le soleil n’atteint pas le sol couvert de galets qui font trébucher.

On est à la fois là, et repoussé...

Le lendemain, pendant que le gros de notre petit groupe se dirige vers le Musée Juif, je prends la direction de l’Île aux Musées. Cette fois, je pense mieux m’orienter. Mais quelle vanité de le croire ! Le circuit de métro qu’il me faut prendre cette fois n’est pas celui dans lequel j’ai navigué la veille. Je dois me faire expliquer sa logique. Pareil, quand je le quitte pour une rue dont je ne saisis pas l’orientation...

Mais voilà enfin l’Alte National Gallery Museum. Le vieux musée prussien. Opulent et confortable comme tous les grands musées du XIXème siècle. L’incarnation même d’un petit bout d’hier conservé, et parfaitement balisé. Fraîcheur. Calme. Ampleur. On marche sur des sols carrelés de marbre, le long de murs couverts de damas rouge, sous des plafonds à de telles altitudes qu’ils poussent au rêve. Ici, plus de problème de langue, sinon celle de la peinture. Impression d’être reçu dans un palais dont les souverains sont des tableaux et les majordomes des gardiens de musée. Je n’ai pas compté, mais il se pourrait bien qu’en cette fin de matinée, il y ait davantage de gardiens que de visiteurs...

Dès la première salle, je reçois plein les yeux, « La vague » de Courbet. Un tableau, comme coupé en deux, dans lequel les nuages du ciel répondent aux vagues de la mer. De lourds cumulus, sombres et tumultueux, roulent sur le fond clair du ciel, tandis qu’à l’étage au-dessous, des trombes d’eau jaillissent, éclatent et écument au-dessus d’une mer d’encre épaisse.

M’approcher de ce tableau, capable d’évoquer la splendeur cosmique des catastrophes qui menacent notre humanité, m’apprend qu’il a été peint en 1870, année où l’Allemagne, sous le chancelier Bismarck, et la France, dont Napoléon III était empereur, se faisaient la guerre.

1870, c’est aussi un an avant la Commune de Paris qui marquera le destin de Courbet.

Les yeux, débarrassés des excès du soleil, se refont, après celles de Courbet, aux ombres et aux lumières de Goya, ou d’un Corot frémissant... Je découvre Manzel, enfin, moins ses grandes œuvres qu’une tête de cheval, et un pied fatigué. Et rencontre au troisième étage Gaspar David Friedrich que je suis venu chercher dans ce musée. Son « Moine devant la mer » de 1809-1810 – une infime silhouette debout au milieu d’une infinité de gris évoquant le sable, la mer et les nuées d’un ciel démesuré - me retient un long moment. Ses autres tableaux exposés ici me paraissent par contre - peut-être parce que je suis fatiguée ? - tourner à l’illustration fantastique, et au procédé.

Je suis en effet fatiguée, et manque de courage pour une vraie visite du Pergamon Museum Mais Sylvie qui me l’a conseillé avait raison. Même sans y passer des heures, ce musée vaut largement la peine. Ne serait-ce que pour se trouver face à l’immense porte bleue transportée depuis Babylone, dite porte d’Ishtar, ( 6ème siècle avant J-C) et à ses bas reliefs de briques émaillées qui représentent des taureaux, et des serpents-dragons, nommés Mushussu, à tête de serpent, cornes sur cette tête, queue de vache, pattes avant de lion, et pattes arrière de rapace.

Ou cette autre merveille antique : le Grand Autel de Pergame ( deuxième siècle avant J-C), transporté, lui, depuis la Turquie actuelle, et sa frise sculptée de 110 m de long qui illustre le combat des Dieux de l’Olympe contre les Géants des premiers temps. Autrement dit, la lutte de l’ordre contre le désordre. Un thème qui, sans même parler de la beauté voluptueuse des corps enchevêtrés, me touche très fort, moi qui vis avec l’impression d’arracher sans cesse ce que je peins et ce que j’écris, voire ce que je vis, au désordre de mes émotions et de mes sensations... (à suivre)

Béatrice Nodé-Langlois